La micro-phénoménologie est une nouvelle discipline scientifique qui permet d’explorer très finement notre expérience vécue : que se passe-t-il pour nous lorsque nous vient une idée ? Lorsque tout à coup nous revient un souvenir d’enfance ? Au moment où nous entrons dans le hall d’un bâtiment inhospitalier? Lorsque l’émerveillement jaillit à l’arrivée soudaine sur une place urbaine inondée de lumière ?
Des recherches récentes montrent que nous pouvons apprendre à décrire notre expérience vécue de manière très précise et fiable, et en découvrir des dimensions ordinairement inaccessibles. L’entretien micro-phénoménologique est une option judicieuse pour l’étude de l’expérience architecturale et urbaine, car il permet d’amener à la conscience des expériences fugitives pré-réfléchies. L’architecte et théoricien Juhani Pallasmaa affirme depuis près de quarante ans la primauté de la dimension pré-réfléchie de l’expérience de l’architecture (1980, 1994, 1996, 2014).
L’entretien micro-phénoménologique, mis au point par Claire Petitmengin, est inspiré de l’entretien d’explicitation, méthode d’entretien initialement développée par Pierre Vermersch à des fins pédagogiques et d’analyse de pratiques professionnelles. Il a été adapté à la recherche sur l’expérience subjective en sciences cognitives et complété par une méthode d’analyse et de validation des données, pour devenir la micro-phénoménologie.
Pour permettre la prise de conscience de la part pré-réfléchie de l’expérience, les principaux procédés des entretiens d’explicitation et micro-phénoménologique consistent à amener le sujet :
- à choisir et à explorer une expérience singulière très brève, située dans le temps et dans l’espace;
- à évoquer cette expérience passée en l’aidant à retrouver le contexte spatio-temporel et sensoriel de l’expérience, jusqu’à ce que la situation passée soit » rejouée « , au point d’être vécue comme plus présente que la situation d’entretien;
- à réorienter son attention, au sein de cette expérience évoquée, du « quoi » ou contenu de l’expérience vers le « comment »: par exemple les micro-ajustements du mode d’attention, le ressenti corporel, l’émergence d’émotions et de pensées.
Le travail d’analyse et de modélisation du corpus de descriptions permettra d’identifier la structure dynamique des expériences décrites, et d’en détecter une éventuelle structure générique. Il enrichit le vocabulaire descriptif dont nous disposons pour rendre compte de l’expérience vécue et en rend compte dans sa granularité fine.
Prenons pour exemple la rencontre esthétique avec des espaces architecturaux. Selon Juhani Pallasmaa, les frontières entre le sujet et l’objet s’adoucissent lors de cette rencontre (1996, 2011). C’est une expérience saisissante, aux limites du dicible. L’entretien micro-phénoménologique permettra de recueillir un ensemble de verbalisations d’expériences qui se sont déroulées en grande partie en-dessous du seuil de la conscience et d’en restituer la fine étoffe. Il permet d’étudier la micro-dynamique d’une telle expérience et ses modalités : entre une rencontre-fusion (sans doute rare) et une rencontre dans laquelle se maintient la conscience de la séparation sujet-objet, quelle variété, quelles intensités, quels entrelacs et figures de danse ?
Pronlongeons ce thème avec Juhani Pallasmaa qui décrit de manière à la fois sensible et synthétique la modification du sens perçu de l’espace lors de la rencontre : “(…) l’espace acquiert pour ainsi dire plus de gravité, (…) le caractère de la lumière s’y fait plus tangible, le temps semble s’arrêter (…)” (1982). Nous sommes nombreux à avoir fait l’expérience d’un tel saisissement. Mais que se passe-t-il au juste au cours du déroulement temporel d’une expérience de lumière qui se fait plus tangible ? Comment sais-je que la lumière devient plus tangible? Pouvons-nous identifier les phases de tels micro-processus expérientiels dans ses dimensions corporelles, émotives et cognitives ? Quelle est, par exemple, la dimension affective qui anime la texture de l’expérience, et sa plasticité ?
Ma recherche doctorale se donne pour objectif de porter un éclairage sur ces questions. “Eprouver et sentir les espaces museaux – Dimensions pré-réfléchies de la rencontre esthétique dans des musées d’art récemment construits : une étude empirique micro-phénoménologique” est son titre. Elle est focalisée sur deux musées dans lesquels l’expérience des espaces, des œuvres, de l’architecture et de ses immatériaux s’intègrent de manière étonnante en une expérience d’ensemble. Il s’agit du Kolumba Museum de Peter Zumthor à Cologne (2007) et du Kiasma Museum of Contemporary Art de Steven Holl à Helsinki (1998).
La micro-phénoménologie se prête à l’étude de toute expérience de design, d’art, d’architecture et d’urbanisme et peut ainsi à terme contribuer à une meilleure connaissance de grandes problématiques actuelles, telle la qualité de vie dans la ville durable, le bien-être dans les espaces publics, des infrastructures hospitalières porteuses de santé.
Alain Findeli appelle plus de recherche sur l’expérience subjective dès lors que le l’accent dans le design s’est transféré au fil des dernières décennies de l’objet vers le sujet (2015). Et si l’expérience pré-réfléchie joue un rôle si important dans l’expérience de l’art, de l’architecture, et du milieu urbain, le moment est venu d’y prêter attention. L’entretien micro-phénoménologique met à disposition une clé d’entrée. Démarche scientifique, elle s’accompagne d’une éthique. Il s’agit d’approcher ce sujet d’étude dans le respect de l’expérience sensible. La démarche est destinée à se mettre au service de l’humain.
Article rédigé par Marcus Weisen, doctorant à l’Ecole Normale Supérieure.